SOI, 2008
Préface de Charlotte Waligora

Le corps comme cartogramme de l’existence

Le triptyque qu’Hervé Szydlowski a composé, à partir des clichés photographiques pris le 24 décembre 2006 du sculpteur Gérard Bignolais, peu de temps avant son décès, semble réunir toutes les interrogations actuelles de l’artiste. Ce triptyque « S O I n°2 » a confirmé un travail en série d’oeuvres au rythme ternaire, en fait trinitaire, qui, ensemble, trahissent la volonté de traquer la vie et de la faire triompher là où elle pourrait ne pas ou ne plus compter, en trois temps, comme un rappel suggestif de ses trois âges symboliques.
De toute l’histoire de l’art, le corps nu, photographié, dessiné, reproduit en trois dimensions, est le motif qui, s’il est appréhendé avec décence, peut trahir une vie, entre les lignes, entre les rides, et devient ainsi le cartogramme de l’existence. Le corps comme cartogramme de l’existence : c’est, à mon sens, le sujet d’Hervé Szydlowski qui est arrivé avec ses triptyques à cette superbe évidence. L’homme à l’état de nature est, par sa nudité, l’absence de décor identifiable, parfaitement désocialisé pour être tout simplement.
D’ailleurs l’artiste explique volontiers qu’il accompagne ses sujets dans la vie, la leur, bien entendu, mais sa manière d’appréhender leur corps trahit une vision complexe, aussi complexe que le rapport que je, tu, il, elle, nous entretenons avec lui. D’une manière générale, chaque photographie d’Hervé Szydlowski trahit le rapport entretenu avec un corps, jeune, vieux, infirme, gras, svelte, etc… sans exhibitionnisme, ni indécence et avec dignité. D’ailleurs chaque triptyque s’intitule « S O I », c’est-à-dire Soi, Soi-même. Aucun n’est nommé, individualisé, ce qui renforce l’idée d’un regard proposé à l’humanité dans son ensemble.
Objet de désir, d’amour et de soin, le corps peut être défaillant, impose et dicte ses règles, parfois sorties du néant, de l’inconscient. Je suis ce corps, cet allié, cet ennemi. Il est moi pour les autres, marque de reconnaissance visuelle de ce que je suis et de qui je suis. Pas facile de faire avec “ça” parfois, surtout aujourd’hui. Toute l’oeuvre photographique d’Hervé Szydlowski prend le contre-pied du phénomène, très contemporain, d’idéalisation et de correction permanente.
Le corps humain, dans ce qu’il a de terriblement normal, est magnifié, souligné pour ce qu’il est. Epais, maigre, charnu, décrépi, flasque, osseux, lisse, trop jeune, trop vieux, à mi-chemin des deux, il s’inscrit sur chaque cliché en imposant son effrayante normalité, accentuée par l’aisance avec laquelle les sujets se prêtent au jeu de la pose, sous l’oeil bienveillant et le regard désinhibant de l’artiste.
Ce sont précisément ces imperfections qui rendent unique et permettent une individualisation. Elles font de chaque vie, une expérience exceptionnelle à part entière, qui a compté, compte, ou comptera dans l’histoire de l’humanité. Photographier le corps des hommes équivaut à photographier l’histoire de l’homme en rendant un hommage discret à sa vulnérabilité. Il y a dans tout cela, le rappel du caractère éphémère de la vie, qui provoque immanquablement l’envie de ne pas en perdre une miette aussi insignifiante, ou signifiante soit-elle. Oui, nous ne sommes au fond, que des hommes, prisonniers d’une chair avec laquelle on apprend autant à vivre qu’à mourir. Et ce qui transparaît de commun à chaque photographie, à chaque sujet, extrait du corps et de la relation au corps, c’est de toute évidence, dans l’oeuvre d’Hervé Szydlowski, la conscience d’être aussi triomphalement imparfait que vivant.
Et le jeune photographe a précisément le don de toucher et d’émouvoir le spectateur lorsque le corps est marqué, accidenté, présenté dans sa différence ou susceptible de susciter l’indifférence, voire le rejet. Il montre ce que nous ne voulons pas voir, surtout ne pas ou ne plus savoir. Assaillis d’ersatz de nous-mêmes partout où nous posons le regard aujourd’hui, rendons-nous à une première évidence : Oui ! Un corps humain, un vrai, ressemble à cela, et c’est beau.
Le triptyque de Gérard Bignolais, en trois temps, de gauche à droite, nous confrontait au regard insoutenable de l’homme en proie à la conscience de sa fin, au centre, à l’ultime inspiration comme refus, enfin, à droite, à l’acceptation et à la résignation dans le recul, la retraite intérieure, symbolisée par les yeux désormais clos. C’est, bien entendu, la connaissance du contexte de la prise de vue qui influence le regard porté sur l’œuvre. Si on la regarde sans savoir, elle reste une immortalisation, voire une théâtralisation de la vie et de la mort, comme une danse ultime qui la célèbre pour l’éternité.
Parmi les triptyques qui ont succédé à celui de Gérard Bignolais, le triptyque « S O I n°4 » met en scène le rire d’un homme aussi à l’aise dans sa propre existence qu’un poisson dans l’eau. Le triptyque « SOI n°6 » propose le contraste pourtant très harmonieux d’une jeune fille et d’une dame âgée qui, ensemble, respirent et dansent encore. Que peuvent-elles donc danser et célébrer si ce n’est la conscience de vivre et de respirer ?
Le regard que l’artiste porte sur ses sujets de prédilection et sur le corps humain est, avant tout, celui d’un sculpteur. Chaque corps photographié est choisi pour d’évidentes vertus plastiques et expressionnistes : ainsi Hervé Szydlowski a le pouvoir de saisir et de photographier la personnalité de ses sujets. La pose est donc improvisée en fonction de chaque être « imprimé ». Elle met l’accent sur le volume, creuse ou rend saillantes la peau, les articulations, extrait la personnalité de ses pores, personnalité que le corps semble transpirer et qui, pour le coup, transparaît.
Ses photographies sont hautement significatives d’une approche à la volonté profondément réconciliatrice. Il n’est finalement question que de réconciliation, de l’humanité avec elle-même pour ce qu’elle est, sans tabous, sans détours, ni faux-fuyants. Et plus encore, toutes fonctionnent comme le rappel qu’il existe une dimension oubliée mais essentielle : la superbe, magnifique et indomptable réalité de ce que nous sommes. Nous ne sommes que des hommes et le rappel de cette condition commune résonne comme une vanité, en nous plaçant tous sur un pied d’égalité.